Nakhana – La Maison est là où tout commence » -« Home is where we start from »
Nakhana : Que signifie pour vous être grecque ? Quelle est votre appartenance ? La considérez-vous comme indéfinissable ? Vous sentez-vous multiple, suisse ? Quelle est la part de mémoire dont vous vous sentez dépositaire ? Quelle importance accordez-vous à la transmission de cette mémoire ?
Vanna : Je suis née à Genève.
Je suis née Grecque — comme disait Melina Mercouri.
Mon appartenance est grecque et suisse. À Genève, où j’ai grandi et étudié, mes racines sont profondes.
Le fait de ne pas avoir grandi en Grèce m’a rendue, paradoxalement, encore plus grecque. J’ai idéalisé ce pays au point d’en effacer les aspects négatifs pour ne retenir que ce qu’il a de plus beau et de plus profond. L’amour de la famille, l’amitié, la générosité, la gentillesse, la solidarité, les discussions passionnées sur la politique, la philosophie, les sciences ou l’art… Autant de valeurs intemporelles qui trouvent leurs racines dans la Grèce antique et qui continuent de nourrir mon identité.
Ma « grecquitude » s’incarne dans l’esthétique, la recherche de l’excellence et l’harmonie qui remontent aux origines de la Grèce Antique.
L’art représente une part essentielle de la transmission dans ma famille gréco-suisse. Cela a commencé par les icônes, dont mon père était collectionneur. Puis, quand j’étais jeune, mes parents nous ont souvent emmenés en Italie parce qu’on ne pouvait pas se rendre en Grèce à cause de la dictature. Nous visitions les musées et les églises en Lombardie, en Toscane, en Ombrie, dans les Pouilles, etc. Lors de chaque voyage, mon père nous expliquait les fresques, les peintures, les sculptures, l’architecture, les époques. Je me suis donc imprégnée d’art dès mon plus jeune âge. Lorsque nous sommes entrés dans le couvent de San Marco à Florence, c’était la première fois que je voyais des fresques de Giotto, cela m’a profondément marquée.
Une part de la mémoire dont je me sens dépositaire est celle de la douleur et celle de la reconstruction. Le courage, la dignité, le philotimo — l’honneur.
La quête d’introspection et la réflexion sont des étapes importantes vers une meilleure compréhension du monde et de son monde intérieur.
Je porte en moi ce patrimoine où que j’aille et le perçois comme une force qui me soutient et me maintient debout. Est-ce utopique ? Peut-être. N’a-t-on pas besoin d’idéaux et d’utopies en ces moments troubles que nous vivons actuellement ?
Nakhana : De quoi est constitué l’univers de Vanna ?
Vanna : Mon univers est composé de deux facettes : l’Homme et sa capacité à construire et se reconstruire. Dans mon travail artistique, ces deux ensembles constituent deux typologies de paysages.
Le premier évoque littéralement « les paysages urbains » : la construction du monde par l’homme. La construction par l’homme de maisons, de villages, de villes, du monde. Tout ce qu’il est capable de construire de ses propres mains, me fascine. L’humain est par essence un bâtisseur.
Le second univers raconte « les paysages socio-politiques » : la reconstruction de ses blessures.
La reconstruction de l’Homme avec un grand H après un traumatisme, une épreuve, me bouleverse. L’être humain a en lui la foi, l’espoir, la résilience, la puissance. Cette force de l’humanité à construire et à se reconstruire m’interpelle profondément.
La construction est une mémoire, elle seule témoigne de notre existence, physique et psychique.
Nakhana : Quel est le média de prédilection pour traduire cet univers intérieur ?
Vanna : Mon support de prédilection est la photographie, sans mise en scène, sans artifice et sans transformation numérique. Je passe beaucoup de temps sur le sujet pour obtenir le meilleur angle et la meilleure lumière avant de me décider à appuyer sur le bouton. Le résultat est la photographie telle qu’elle a été prise au premier clic. Chaque repérage, cadrage, prise de vue, développement concourt à fonder un nouvel ordre perceptuel qui n’a plus rien à voir avec une reproduction analogique du réel.
Depuis quelques années, des objets, des installations, des vidéos sont associés à mon travail parce que je ne me considère pas comme une photographe, mais comme une plasticienne qui utilise la photographie comme médium. Aussi, alimenter l’image avec de la matière, mettre les mains et l’esprit dans un format tridimensionnel vient compléter comme une évidence mes recherches et mon travail photographique.
Nakhana : La force que vous portez en vous semble venir de loin. N’a-t-elle pas été transmise par votre parcours issu d’un exil familial ? Quelle influence a eu cette migration sur votre travail ? Pourriez-vous parler de cet ailleurs qui aboutit à l’émerveillement ?
Vanna : Au commencement était le logos, le souffle créateur. Ce qui a conduit à la pérégrination ?Ma famille paternelle est originaire de Smyrne. La majorité des Grecs vivant en Asie Mineure était cultivée, polyglotte, riche. Mon arrière-grand-père était un commerçant prospère qui vendait des épices et aussi du cuir. En 1922, lors de la Catastrophe de Smyrne ou l’Incendie de Smyrne, les maisons furent brûlées par les Turcs. Les Grecs s’enfuirent par la mer vers Thessalonique ou Athènes, laissant derrière eux leur passé et leurs biens. Ma famille s’installa à Athènes et y reconstruisit une nouvelle vie.
Ma grand-mère me racontait souvent que sa belle-mère gardait précieusement au fond de sa poche la clé de sa maison de Smyrne, comme on garde un trésor ou un rêve endormi, dans l’espoir secret de quitter Athènes un jour, et rentrer chez elle. Ce fut un traumatisme pour tous ces exilés.
Ma grand-mère m’a aussi raconté que, plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, les SS s’étaient introduits dans leur maison athénienne et avaient tout pillé, excepté le piano.
La sœur de mon père était une enfant blonde qui faisait naître la mélodie sous ses doigts. Lorsque le chef des SS ordonna à ses soldats d’emporter le mobilier de la maison, il s’attarda dans la pièce où la professeure donnait une leçon de musique à la jeune Anastasia, ma tante. La scène qu’il a vue l’a peut-être ému, toujours est-il que ce piano est le seul objet que les nazis ont laissé dans la maison.
Ces pérégrinations, ces blessures renouvelées, cette force à se battre contre toutes les épreuves de la vie, tout cela m’a été rapporté souvent et, probablement, cela a dû s’imprégner dans mon cœur, mon corps et mes gênes.
Étudiant, mon père a quitté définitivement la Grèce pour étudier en Suisse au Polytechnicum de Lausanne (EPFL) et épouser ma mère, plus tard à Genève.
Nakhana : Votre grand-mère semble être une figure importante de votre panthéon.
Vanna : Ma grand-mère a été l’une des personnes les plus importantes dans ma vie. Elle m’a transmis les coutumes grecques, l’histoire de la Grèce et l’histoire de notre famille, la cuisine, le goût du cinéma en plein air, les pistaches et surtout l’amour pour l’Acropole. Quand elle est décédée, ce sont mes tantes et mon amie Mata qui ont repris son rôle concernant la partie grecque de mon histoire.
Bien que la figure paternelle ait été importante dans ma vie, les femmes ont une place centrale dans mon univers. La transmission s’opérait via une forme de matriarcat. Mes échanges les plus instructifs ont souvent été avec les femmes. J’y puisais une sagesse, une lucidité, une sensibilité, une intelligence. Quelque chose de puissant et serein.
Nakhana : Que pensez-vous de cet extrait du livre Femmes qui courent avec les loups sur l’intuition féminine ? « L’intuition fait partie de la psyché féminine. Pareil à un objet divinatoire, une boule de cristal offrant une mystérieuse vision intérieure, pareille à une vieille femme emplie de sagesse qui serait toujours à vos côtés et vous dirait exactement si vous devez tourner à gauche ou à droite ». Ce texte vous parle-t-il ?
Vanna : Oui. J’ai eu la chance d’avoir des fées autour de moi avec une baguette magique, elles m’ont ouvert les yeux, elles m’ont guidée, comme ma mère qui m’a transmis cet élan de la vie et la résilience. J’ai trois petites filles pour qui j’aimerais aussi être une fée pour leur transmettre cette magie, cette force, cette expérience de la vie.
Nakhana : Votre travail est l’expression d’un monde intérieur façonné par la transmission matriarcale, source de votre force. Cette force se transpose dans vos œuvres, révélant la beauté en toute chose, une beauté enracinée dans votre héritage grec. Où que vous alliez, vous transmettez ce patrimoine. Cependant, qu’avez-vous conservé ? De quoi vous êtes-vous lestée ? Ressentez-vous un manque ?
Vanna : En grec, le nostos signifie l’endroit et la tristesse de l’endroit. Une certaine nostalgie est en moi, une espèce de mélancolie romantique m’accompagne. Qu’est-elle ? Que représente-t-elle précisément ? En fait, je l’ignore, mais ce n’est pas quelque chose de l’ordre de la perte. Les êtres chers me manquent par leur absence physique, mais on communique différemment. Mon frère, bébé, est parti quand j’avais 3 ans. C’est peut-être ma plus profonde blessure. Cependant, rien ne me manque en particulier parce que la vie est intensément présente, la nature, les gens que j’aime. L’absence, ce n’est ni la perte ni la mort.
Curieusement, les murs, eux, se mettent en mouvement. Lorsque je pense à la première maison familiale qui a brûlé dans le Grand Incendie de Smyrne en 1922, j’ai la sensation que cette brûlure a traversé toute la mer Égée pour arriver jusqu’à moi. La mémoire perdure à travers la clé de la maison de mes aïeux. Cette clé ouvre symboliquement la porte sur d’autres maisons construites ou à construire. Adolescente, un de mes buts était de planter mes racines profondément en terre grecque et d’y accueillir la famille. C’est à ce moment que j’ai commencé à photographier les bâtiments et les chantiers.
Quand mon deuxième enfant est né, un beau bébé de 5 kilos, l’accouchement fut pénible et m’a fragilisée physiquement. Pendant 18 ans, j’ai lutté contre et avec cette douleur quotidienne jusqu’à l’opération libératrice. Cette insécurité physique et psychique m’a donné la force d’aller de l’avant, à l’essentiel, sans m’attarder sur des choses futiles. Ma maison était mon refuge, l’estia, le foyer, l’endroit où nous étions en sécurité, mes enfants et moi. Mon espace intérieur était à l’abri. C’est peut-être cette relation du bâti et du corps qui m’ont conduite à l’exploration de ces thèmes dans mon travail artistique.
Nakhana : Faut-il sublimer l’épreuve par la force ?
Vanna : La sublimation dans mes photographies est essentielle. Dans la série des paysages urbains où j’évoque la force de l’homme à construire, je m’attarde essentiellement sur des objets ou des choses qui n’ont finalement aucun intérêt, mais qui, par la prise de vue, par le cadrage et par la lumière, sont sublimés. Le sujet est détourné de son sens premier. L’objet est encensé et prend vie.
C’est par exemple le cas des photographies des matelas, réalisées dans le cadre de la série Exo Mattresses. Le matelas, ce bien matériel indispensable à notre quotidien avec toute la force symbolique qu’il représente.
Ici, les matelas portent la trace d’un passage, ils dessinent un territoire mobile, intime, propre à chacun. Ils peuvent évoquer la souffrance et la vulnérabilité, mais incarnent surtout la force de continuer, de se redresser, de survivre. Ce qui peut paraître malheureux ne l’est plus, il devient noble. Quand on regarde ces images, elles racontent tant d’histoires… Ces matelas, ces étoffes froissées, usés par des nuits de cauchemars ou de rêves, de fatigue ou de repos, de mort ou de vie, représentent l’intense présence humaine pourtant absente de ces images. C’est le parcours courageux d’une vie. C’est là où je vois la force, une forme de résilience possible.
Nakhana : C’est comme si le regard que vous nous partagez anoblissait ce qui peut paraître banal et que vous nous invitez à voir dans toute chose la capacité d’émerveillement.
Vanna : C’est exactement cela, le merveilleux aide à vivre. Anoblir ce qui peut paraître banal, aiguiser sa capacité d’émerveillement dans toute chose est mon refrain. La beauté apaise. Révéler ce qui est invisible et s’émerveiller sur ces laissés-pour-compte qui restent dans l’ombre est une perception. Trouver des détails insoupçonnés et leur rendre leur beauté primordiale. Il faut creuser pour la voir dans la plus petite molécule, pour voir que tout a un impact lumineux si l’on convertit le regard en ce sens. On peut découvrir une vraie beauté dans la laideur et dans la fragilité, en y insufflant poésie et douceur.
Nakhana : La maison devient centrale avec des ramifications de ces parts de vous qui font lien ?
Vanna : C’est de là d’où me vient aussi ma fascination pour les araignées et leurs toiles qui se tissent d’un mur à l’autre, d’un territoire à l’autre. J’aime penser la maison et ses ramifications comme une toile d’araignée. Les fils d’une araignée sont extrêmement solides. C’est de la soie, ça ne se coupe pas, ça ne se déchire pas. On doit vraiment être fort pour vaincre le travail de l’araignée. De surcroît, l’araignée incarne la force de la créativité, symboliquement féminine.
Nakhana : On dit que les contes sont là pour endormir les enfants et réveiller les adultes. On ne peut penser qu’à la force évocatrice du mythe en Grèce. Après le mythe de l’homme-araignée, je viens de découvrir la mythologie de la femme araignée.
Vanna : Cela fait sens. Cela a commencé avec une tarentule ramenée à la maison à l’époque par mon mari. On devait la garder quelques mois, mais finalement son propriétaire ne l’a pas reprise. Je l’ai apprivoisée, la sortais de la cage et la faisais monter sur mon bras, sans crainte. C’est d’une délicatesse extraordinaire. Chaque patte en mouvement sur ma peau était ressentie. Par la suite, nous avons acheté trois mygales. Chaque mygale est différente dans ses habitudes de vie. J’ai découvert un monde passionnant. Quand l’araignée mue, elle fait sauter la capsule qu’elle a sur le dos et sort de son corps, comme lorsqu’on enlève un gant, une patte après l’autre, avec élégance. Son nouveau poil est brillant, noir, presque bleu, un peu humide. Je suis restée devant la vitre de son vivarium plusieurs heures, fascinée, immobile, attentive et très émue. C’est comme un accouchement. Elle laisse l’ancien corps intact et sans vie sur la terre et s’échappe dans un autre, vivant et resplendissant. Une nouvelle peau, une nouvelle étape.
J’ai beaucoup de respect pour les araignées. Il paraît qu’elles portent bonheur. Leurs toiles sont un travail minutieux, magnifique, de bijoutier, d’orfèvre. Leurs dessins sont une géographie, une histoire, un savoir-faire. Je les ai photographiées en pensant que, finalement, cela a un sens aussi. Dans ce rapport aux araignées, dans cette émotion-relation que j’ai eue par le passé avec elles, il y a sans doute une forme d’identification. Dans leur capacité à renaître à soi, peut-être transposais-je, sans le savoir, ce qui se passait en moi à travers ce vivant particulier. Trouver la beauté dans un rebut et trouver de la beauté dans ce qui rebute le commun des mortels. La beauté qui me touche le plus n’est pas banale, n’est pas superficielle. Il s’agit plutôt d’une beauté invisible au premier regard.
Nakhana : L’Artiste est investi d’une qualité particulière presque magique. L’art n’est pas un jeu. L’art n’est pas, peut-être pas que pour soi, c’est au-delà du talent. C’est un don. N’est-il pas donné à certains êtres de révéler et réveiller les autres ?
Vanna : C’est dur d’assumer cela et c’est délicat de le dire. C’est peut-être cela tout le mystère et toute la compétence de l’artiste, surpasser, outrepasser, déconstruire notre regard à travers le temps, les espaces et les frontières mentales. Conserver son intégrité et son honnêteté dans la manière d’incarner son travail.
Nakhana : Qu’auriez-vous aimé ajouter ?
Vanna : On pourrait peut-être parler d’une chose complexe pour un artiste, la visibilité.
Il/elle travaille, beaucoup, et une partie des œuvres restent confinées dans l’atelier. Ce travail intime, difficile à accoucher souvent, il/elle aimerait le sortir de l’antichambre, prendre le risque de l’exprimer publiquement, se mettre à nu, recevoir la critique et surtout partager. Donner à voir, c’est partager, mais c’est aussi un risque de s’exposer dans ce qu’on a de plus intime.
Participer à ce projet puissant, « La maison est là où tout commence », aux côtés d’artistes femmes aux expressions et supports variés, est une expérience enrichissante et inspirante.
Entretien réalisé par Nakhana Diakite Prats, historienne d’art pour le catalogue de l’exposition
HOME IS WERE WE START FROM, Commissaire d’exposition Adelina von Fürstenberg, Maison Tavel, Musée d’Art et d’Histoire de Genève, 2025
Iseult Labote, le monde industriel et la véracité des images, Vanessa Morisset
Les tableaux photographiques d’Iseult Labote révèlent un monde de religiosité au coeur de lieux de transit, chantiers, entrepôts, usines, voués à l’éphémère et à la disparition. Réalistes par leur fidélité aux matières et aux couleurs, mais souvent abstraites par leur cadrage en gros plan, ces photographies confèrent à leurs objets un pouvoir de rayonnement, en les dotant d’une intentionnalité, comme si, en dépit de leur origine industrielle, ces objets avaient été faits de mains d’homme, avec un soin et une attention particulière. Immeubles modernistes, architecture fonctionnelle comme les échafaudages ou les « algecos « , jusqu’au sable entreposé dans l’attente de la fabrication du béton, sont redécouverts par la photographe et transfigurés en oracle.
Des icônes aux tableaux photographiques
D’origine grecque, l’artiste hérite d’une culture orthodoxe qui oriente son attention vers le sentiment d’une présence intense qui émane de ces lieux. Iseult Labote a été initiée très jeune à l’art religieux de l’Église d’Orient, grâce à la collection d’icônes de son père, goût qui la conduit aussi à pratiquer, au cours de sa formation, la restauration de peintures médiévales. Venue ensuite à la photographie, d’abord en noir et blanc avec un appareil Zorki offert à l’adolescence par un ami grec, puis en couleur, elle transpose dans ce médium son intérêt pour la « relation du visible et de l’invisible sans concession au réalisme mais sans mépris pour la matière « 1 qui est le propre de l’icône : refléter son objet en « énigme, devenant ainsi la preuve vivante de l’existence de ce à quoi elle remonte « 2. La photographe ne cesse ainsi de démontrer la puissance et l’esthétique involontaire des constructions industrielles.
Cet attachement à l’architecture et à l’industrie situe l’oeuvre d’Iseult Labote dans la lignée de celles de Lewis Hine (1874-1940), de Germaine Krull (1897-1985), ou encore de Lucien Hervé (1910) qu’elle apprécie particulièrement, photographes soucieux de révéler l’héroïsme des ouvriers et la poésie de leurs réalisations. Toutefois, à la différence de cette tradition marquée par l’utopie d’un progrès social, Iseult Labote révèle un monde abandonné, déserté par toute présence humaine, dans une esthétique parfois proche des peintures abstraites ou des natures mortes, par exemple celles de Giorgio Morandi. La couleur de ses photographies, qui varie selon les séries, du camaïeu gris-beige aux jaunes et aux rouges les plus acidulés, n’y fait rien, son oeuvre est empreinte d’une tonalité nostalgique.
Mais cette couleur, qu’Iseult Labote obtient sans aucune manipulation, seulement en fonction des éclairages solaires qu’elle choisit, est l’un des facteurs qui transforment ses photographies en tableaux presque picturaux. Très attentive à la confrontation de couleurs inattendues que proposent certains sites industriels, à la juxtaposition de matériaux hétérogènes, aux dégradations dues à l’usage et aux intempéries, Iseult Labote transforme ces oeuvres du hasard en véritables compositions.
Variations poétiques sur le bâtiment et l’industrie
Les thèmes sont développés à travers des séries qui s’entrecroisent, réalisées depuis quelques années au fil de nombreux voyages, en Europe, en Amérique, en Asie ou en URSS… rapprochant ainsi des paysages urbains géographiquement éloignés, mais étrangement similaires. Plus que des typologies à vocation encyclopédique ou documentaire, ces séries constituent des variations poétiques autour d’un thème, telle une composition musicale qui suggère des résonances entre les images.
La série Urbanus, décrit comme les vestiges d’une ancienne civilisation qui est pourtant encore la nôtre, des façades d’immeubles, des baraques à Berlin, Amsterdam, Marseille, des pneus entreposés dessinant un motif répétitif sur fond d’une tôle ondulée d’ »algeco « . De l’homme, il ne reste que la trace. Une autre série, Abstraction, autour du même thème du bâtiment, insiste sur les dégradations du béton, salissures, fissures, éraflures, que la photographe invite à regarder comme une recherche sophistiquée de matières et de formes. Par exemple, avec la photographie Abstraction n° III, l’artiste donne à voir l’intérieur d’une maison en construction dans une image que l’on pourrait comparer à une peinture de Rothko : les volumes sont applanis en une succession de bandes gris-beige que seule une lumière émanant de l’arrièreplan permet de distinguer. Plus terrible est la série Métropolis, où le plein soleil est souvent inquisiteur et l’architecture carcérale, proche de l’univers angoissant d’un De Chirico.
D’autres séries précisent leurs objets, comme SMASH, réalisée en 2000 dans l’usine Babolat de Lyon, une fabrique de raquettes de tennis et de cordages. De grandes bandes monochromes jaunes, horizontales ou verticales, toutes en surface, côtoient des images de bobines prises dans une perspective accélérée qui suggère l’idée de mouvement, d’agitation, de dynamisme. La mise en relation des photographies impose un rythme, sous-jacent dans les autres séries, mais qui devient ici de plus en plus perceptible : on entend presque le murmure lancinant des cordes de nylon qui défilent. Mais tout en étant très formelle, cette série affirme un parti pris sociologique. De même que les photographies d’architecture d’Iseult Labote privilégient le travail des ouvriers anonymes plutôt que celui de célèbres architectes, le tennis n’est pas abordé du point de vue des joueurs devenus stars, mais du travail exécuté en amont, dans les usines.
Ce même travail des anonymes est révélé dans la série Bouquet, réalisée lors de la construction du métro d’Athènes. Métaphore végétale, le titre de ces photographies de tiges d’acier, toutes d’un rouge vif en leur section, invite à regarder ces objets comme une multiplication d’élégantes roses rouges offertes au regard de la photographe. Il s’agit d’un don du hasard qui, par une interprétation en abîme, transforme les images elles-mêmes en cadeaux, comme une opération de séduction revendiquée.
La répétition de ces tiges rappelle la duplication des formes dans l’Art Minimal, ainsi que le matériau industriel et la couleur rouge, chère à Donald Judd, « la seule couleur qui rende vraiment un objet précis » 3. Mais cette profusion évoque aussi la richesse des sites industriels, qui recèlent de multiples présents pour peu qu’on y prête attention. Ici, le chantier offre des bouquets presque prêts à emporter.
Une des séries les plus récentes, Nourrice, s’intéresse à des boîtes de conserve de fer blanc qui, stockées à l’extérieur, sont tachetées de rouille par les intempéries. Cette dégradation est transfigurée par la photographie, comme si le métal était couvert d’une pellicule d’or, proche de celles qui ornent souvent les icônes orthodoxes. Les bidons deviennent ainsi de précieux objets, ce qu’indique l’ambivalence du titre Nourrice, à la fois jerrycan et mère. Aperçus à travers un grillage qui coïncide avec la surface de l’image, ils sont entreposés sur des cartons indiquant la perspective. Il en résulte une tension, d’une part entre la notion de trésors introduite par l’or des conserves et la négligence de leur conservation, et d’autre part, entre la surface et la profondeur de l’image, léger décalage qui favorise la parousie de l’objet.
Enfin, le sentiment de religiosité est de plus en plus affirmé avec Voile. Des formes, parfois proches de l’anatomie, moulées ou masquées sous une matière blanche que l’on identifie petit à petit comme du plastique, laissent apparaître, au fil de la série, des indices, des matériaux industriels. Ce travail peut être interprété comme un hommage à Christo. Cependant, si celui-ci limite son esthétique à la littéralité de l’emballage, dans le sens d’un art comme « relais sociologique »4, l’emballage chez Iseult Labote devient une métaphore du voile, et par là, son oeuvre, une réaffirmation du pouvoir de l’évocation métaphorique. L’oeuvre photographique d’Iseult Labote est en effet parcourue de métaphores végétales, organiques, aquatiques ou minérales, qui, loin de détourner le regard au-delà du réel, convient à une approche sensuelle, au plus près, confinant parfois à l’effraction. Ces métaphores donnent vie aux objets, leur procurent une âme, et laissent entrevoir comme leur véritable visage.
1. Marie-Josée Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Editions du Seuil, Paris, 1996, p 113
2. Ib., pp 89-90
3. Donald Judd, Entretien avec John Coplans, Artforum, juin 1971
4. Pierre Restany, A 40° au-dessus de DADA, 1961
Texte par Vanessa Morisset, critique d’art et philosophe au Centre Georges Pompidou (Paris, le 9 juin 2002)
L’acte trouble de la photographie
Les travaux d’Iseult Labote illustrent exemplairement ce phénomène que Barthes a défini comme le “ça a été” c’est-à-dire pour reprendre les paroles mêmes du sémiologue : “la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi il n’y aurait pas de photographie”. Iseult Labote cherche à fixer les matières, les structures, les surfaces, pour recomposer une certaine poésie, issue d’un abandon ou d’une décomposition. L’artiste n’intervient d’aucune manière sur ses sujets : “Toutes mes photographies sont cadrées sans maquillage, sans agencement, sans mise en scène, je fixe l’image telle que je la vois”. La prise de vue réalisée par la photographe équivaut à la capture d’un sujet menacé par le sentiment tragique de sa perte. La fixation de cette parcelle de vie sur le miroir du papier devient alors un geste d’appropriation symbolique du monde, un moyen aussi de resignifier l’espace et le temps, une ouverture, une échappée.
Mais plus que de transposer de simples fragments de la réalité naturelle, les photographies d’Iseult Labote expriment autant de métaphores de la vie matérielle et psychique, car chaque repérage, cadrage, prise de vue, développement, concourt à fonder un nouvel ordre perceptuel qui n’a plus rien à voir avec une reproduction analogique du réel. Cet ensemble d’opérations constitue un réseau d’indices et de signes propres à construire une identité en mesure de produire des effets de sens tant au niveau personnel que collectif.
En définitive, il s’agit d’un témoignage non pas seulement de ce qui “a été”, de ce qui a existé, mais bien plutôt d’un jeu de rhétorique visuelle dans lequel les objets et leur matière, leurs formes et leurs couleurs, leur situation dans l’espace, leur cohabitation fortuite, renvoient à une infinité de réalités matérielle, émotionnelles ou conceptuelles. L’objectif de jeu consiste à donner du plaisir esthétique en livrant ces images aux yeux du spectateur. Un acte de jouissance partagé où l’intimité du photographiant se livre à travers le hiéroglyphe du sujet photographié, ce dernier fonctionnant dès lors comme une véritable métaphore.
Dimensions rhétorique et métaphorique suggèrent des espaces intérieurs et secrets, donc relatifs à l’imaginaire. A cet égard, Iseult Labote propose un subtil mouvement de va-et-vient entre la réalité objective et subjective de ses sujets; ses prises de vue mobilisent autant de résonnances imaginaires que de reconnaissances de fragments du monde capturés par son objectif. Ces éléments s’interpénètrent pour mieux troubler nos sens dans l’exploration de l’espace de ses photographies, de sorte que celles-ci peuvent tour à tour être pensées comme pures ressemblances ou comme constructions symboliques.
Françoise-Hélène Brou – Genève, le 18 juin 1999
Beautés industrielles négligées
Exposition : L’artiste Iseult Labote dévisage les villes
Sous le titre d’« Alchimies urbaines », Iseult Labote présente, outre un large éventail de photographies de grand format, quelques pièces tridimensionnelles. Les unes comme les autres empruntent leur matériau et leurs motifs à la ville, aux villes traversées et notamment aux industries qui y sont actives. L’idée consiste à opérer une transposition des sensations, à dérouter la vision. Par le changement d’échelle d’une part, et grâce aux effets de reflets et de couleurs. Le résultat est magnifique, qui fait par exemple contraster la blancheur d’une tenture, mais est-ce bien une tenture, avec le rougeoiement de supports de bois, ou est-ce de briques qu’il s’agit ?
De son origine grecque orthodoxe, du souvenir de la collection d’icônes, l’artiste conserve le goût des patines dorées, des lumières qui baignent les objets avec douceur. Le choix des cadrages, sur des sites industriels qui, à qui sait les repérer, offrent une gamme étendue d’éléments formels et chromatiques, lui permet de réaliser des séries proches de l’abstraction. Le travail du temps est inclus et est décrit, significativement, non comme un facteur de détérioriation ou de salissure, mais comme rendant le réel plus précieux encore.
Ainsi de boîtes de conserve, stockées à l’extérieur et oxydées, acquièrent, sous le soleil, une dorure qui en fait des trésors.
Une série différente intitulée « La Chaudière » et réalisée au Japon, dans des bains publics, combine le sentiment de malaise lié au voyeurisme, à l’émotion que procure une réalité nue et crue, enfin dégagée des masques et des atouts.
Les reliefs « Empreintes » adoptent un principe semblable. Boulons, griffes et autres œillets sont si bien fixés sur des grilles et mis en boîte qu’ils apparaissent comme les ingrédients d’œuvres minimales voire conceptuelles. Une suite un peu ironique de ces tableaux livre les noms de musées tels que le MOMA, la TATE ou le MAMCO, lieux où aboutissent de plus en plus souvent ces éléments récupérés, mûrement réfléchis et soigneusement mis en scène.
Laurence Chauvy, critique d’art
Hors territoire
« Je suis le saint, en prière sur la terrasse, – comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine. » Arthur Rimbaud Il s’en fût d’une première Exode biblique ou un peuple entier était guidé par une colonne de nuée, le jour, pour indiquer la route, et la nuit en forme d’une colonne de feu, pour les éclairer. Cette peuplade pouvait ainsi poursuivre sa marche jour et nuit en quête inlassable de la Terre promise. Traversant l’histoire de l’humanité, la possession faisant incurablement partie de l’entité humaine, les hommes n’ont jamais cessé de chasser d’autres hommes et le devoir partir n’a cessé de participer de l’enjeu de la survie.
Il est des exils intérieurs, où pour la nécessité de la survivance de l’âme, on déplace en son intimité morale ce qui était le plus précieux en nous, pour sauvegarder à notre sang l’énergie de couler dans nos veines et se réactiver encore et toujours à la place du coeur et ses battements.
A l’heure où l’immigration est devenu un problème majeur à l’échelle mondiale, faisant ressurgir par ailleurs des positions nationalistes les plus primaires. Iseult Labote a choisi paradoxalement pour traiter du thème de l’exode un objet éminemment statique bien que mobile et néanmoins parfaitement signifiant de domesticité fût-elle basique. Un objet dont toutes les femmes et tous les hommes ont besoin pour leur élémentaire confort quotidien: le matelas, appareil essentiel de la nécessité du sommeil. Objet que l’on retrouve dans des versions fort différenciées du palace à la cahute et dans sa version extrême dans la présence du carton aplati sur le trottoir par le migrant dans son errance.
La notion d’exode, cela va de soi, est liée à l’idée de déplacement et de territoire, Iseult Labote n’en garde pour le signifier et le suggérer métaphoriquement que l’humilité d’une trace du repos enfin gagné, la restance d’une couche, humble sujet magnifié ici dans l’excellence photographique, comme pour nous inciter à mieux voir et ressentir le courage qu’il aura fallu à certains exilés et ceux-ci défiant parfois la souffrance, les privations et l’humiliation pour gagner enfin un peu de repos, d’élémentaire paix et d’indispensable sérénité.
Joseph-Charles Farine (2017)
Exo Mattresses
Avec la série Exo Mattresses 2014-2015, Iseult Labote se concentre sur le thème du matelas. Ces matelas sont les témoins fidèles d’une fracture entre un passé établi, souvent heureux et une migrance en dérive.
En 2016, Iseult Labote découvre par hasard l’exposition berlinoise “Metro Mattresses” de l’artiste Ed Ruscha et s’enthousiasme de la consonance de leurs recherches respectives. Ils travaillent tous les deux sur le même sujet. Mais contrairement à Ed Ruscha, Iseult Labote ne se focalise pas sur la symbolique onirique du matelas. Dans ses photographies, la neutralité de l’objet matelas se perd, pour laisser entrevoir l’activité humaine. L’expérience de l’exil. L’objet ainsi dénaturé renvoie à une réalité matérielle et émotionnelle d’une situation fragile. Le matelas est la trace de l’occupation humaine, de ses déplacements. C’est un objet intime et identitaire. Il est lié à l’histoire de celui qui l’occupe. Balader d’un endroit à un autre le matelas permet de peupler un lieu, de s’attribuer un espace. Il devient ainsi un objet précieux et indispensable, un territoire personnel aux limites éphémères. Il devient sa propre frontière.
“Exo” signifie “hors de” en grec ancien et se rapporte à l’exode. C’est un thème récurrent dans le travail de Vanna Karamaounas aka Iseult Labote car il fait partie de son héritage : sa famille fuit l’Asie Mineure lors de la Catastrophe de Smyrne en 1922.
Cyrielle Vignacourt, historienne d’art (2016)
Les réincarnations d’Iseult Labote
Iseult Labote drape et pare la photographie de vulnérabilité au sein de réseaux ou d’empilements de stigmates. Toutes les matières photographiées se muent en opalescences plus ou moins abstraites et renvoient à ce qui pour Duchamp relevait de ce qu’il nomma « l’inframince ». L’artiste genevoise produit des intensités par soustraction. Les objets sont voués à la perte mais prennent une force expressive qui leur offre un devenir. L’inerte rentre donc dans un circuit mouvant où la déperdition se transmue en tacite recommencement.
Une telle oeuvre par ses visions de près ou de très loin crée l’illusion
d’une peinture, d’un tableau qui navigue entre le réel et le virtuel,
l’effacement et le surgissement à un temps princeps. L’introspection
et la mélancolie voire la rétrospection ne se montrent jamais telles
quelles. Elles se font « entendre » entre les lignes et les volumes. La
théâtralisation prend une forme particulière afin que non seulement le
réel mais le regardeur perdent leur aplomb. Les deux avancent,
reculent à la fois complices et exclus. Les choses ne font plus partie
de la photographie. Il n’y a qu’une seule solution à l’énigme, une
seule conclusion possible : on ne voit que « de » la photographie :
elle est le seul réel ou le seul tableau dont la manière ineffable est
pleine de matière qui pose la question du pouvoir de l’image, de sa
force et de son poids.
Jean-Paul Gavard-Perret
Vanna Karamaounas
Γενεύη, μέχρι 31/10/2018
Η Βάννα Καραμαούνα (Iseult Labote) στη σειρά “Exo Mattresses) δημιουργεί την ιστορία της μετανάστευσης, του πόνου και του αγώνα επιβίωσης μέσα από ένα αντικείμενο-κλειδί: το στρώμα. Το τελευταίο γίνεται ο χώρος κι ο ενδόμυχος τόπος όπου ο κάθε ανθρώπος εναποθέτει τον πόνο, τους αγώνες και το όνειρό του. Το αντικείμενο είναι αυτό που υποδεικνύει όπως το κέλυφος το σαλιγγάρι που περιπλανάται.
Η καλλιτέχνις βρίσκει στους σύγχρονους εξόριστους αναφορές στην ιστορία της οικογένειάς της. Με το να πραγμοποιεί την εξορία δημιουργεί μια σύζευξη στην οποία η συγκίνηση ενυπάρχει χωρίς να βυθίζεται στο πάθος που προκαλεί η ανθρώπινη παρουσία.
Εδώ, υπάρχει μια συνάφεια αλλά και μια αφαίρεση.
Αυτή η μετάθεση θέτει με πειστικό τρόπο αυτό που συμβαίνει και μπορεί να συμβεί σε κάθε άνθρωπο εξαιτίας των μετακινήσεων της Ιστορίας. Η καλλιτέχνις επικαλείται έναν υπονοούμενο τρόπο προκειμένου να αντιμετωπίσει τον πόνο. Το στρώμα τον αντιπροσωπεύει γεγονός που τοποθετεί την δημιουργό στην καρδιά όσων δεν περιορίζονται στην περιγραφή όταν το ίδιο το αντικείμενο γίνεται μύθος.
Ο καθένας ας κρίνει (ή Η αποτίμηση εναποτίθεται στον θεώμενον = δηλ. Αυτόν που βλέπει).
Lila Habipi
Then where is still here now : Vanna Karamaounas’s Serie 1492
Vanna Karamaounas’s ever searching spirit for discovering the marginalized and the many faces of the rural led her to explore the regions of the tobacco cultivation in Thrace in Northeast Greece. The analogue photographs of her Serie 1492 were taken on the area’s mountains and in the houses of the Pomaks, as well as in several abandoned factories in Xanthi. These works celebrate the magic of the purely photographic, raising aesthetic inquiries through a journey on social, humanistic and geographical terrains. An innate play between the material and spiritual worlds becomes apparent, as the stacks of tobacco leaves exhibit strongly the “architectural” and “corporeal” aspect of their formations, acting at the same time as vehicles of spirits that connect the immaterial with the physical, the basic with the sacred. The tobacco leaves seem to transcend their organic nature becoming symbols of human labour and draw the viewer’s attention to this fragmented microcosm of peripheral lived life.
The artist avoids giving her works a specific personal critical viewpoint, blurring the boundaries between interpretation and objective documentation and allowing the weightless poetic silence of the images themselves to take over.
Clear structures contrast with strong colours, time is juxtaposed with space, everyday simplicity mingles with a breath of lyricism, transience co-exists with permanence, but the final overall impression is one of a natural symbiosis between the constituent visible and invisible parts of the photographs. A direct evocation of emotions is caused by the ambivalent atmosphere of a decaying environment with its deserted remnants and at the same time the existence of traces of life within this odd scenery.
Vanna Karamaounas’s photograghs of Serie 1492 are genuine responses to the peculiar and silent beauty of the specific settings and reveal the artist’s distinct artistic aim that is characterized by precise observation, truthfulness and a respectful attitude towards the tobacco farmers, their work and surroundings.
Série 1492 N°XXI, 2013, C-Print, éd. 1/3, 45cm x 30 cm
Vassiliki Athena Vayenou, Art historian
La Chaudière
Iseult Labote : Tokyo 2005 « La Chaudière »
Les sento, les bains publics japonais, apparurent au VIIIe siècle.
Aujourd’hui, et bien que leur nombre s’amenuise, ils forment au coeur des quartiers un îlot démocratique mixte dans lequel le jeune et le vieux, le cadre et l’ouvrier, la travailleuse et la retraitée s’épurent corps et âmes. L’électrique Tokyo, hyperbranchée, vouée aux gémonies du modernisme contredit l’Occidental. Drapée dans ses volutes vaporeuses, Edo* se languit, Edo se prélasse dans le feu de l’eau, avant de sortir au grand jour purifiée. Bien que la séparation entre hommes et femmes ait été définitivement instaurée au XIXe siècle avec l’arrivée des pudibonds chrétiens, le regard japonais sur la nudité n’est pas celui de l’Occidental. La tradition du bain dont l’origine serait issue du culte shinto et de son rituel de purification par l’eau, capté par l’artiste gréco-suisse, puise dans la source de l’homo sociabilis, ce lien indéfectible entre l’être et le néant, l’amour et la mort. Il ne s’agit pas là d’un simple moment de détente, un nettoyage du corps, mais de l’accomplissement d’un rite qui transcende l’individu et l’inscrit dans une histoire, une quête de l’absolu, un instant d’éternité.
À travers l’oeilleton, le regard d’Iseult Labote expérimente le privilège de ne pas exister pour l’autre. Et malgré la gêne qui jaillit de prime abord, quoi de plus extraordinaire que ce qui est donné à voir : l’intimité d’une civilisation. L’intime d’un lien social, d’une culture, d’une tradition, d’une histoire, évoque la sagesse d’un Tristes Tropiques devenu asiatique. Le regard étranger n’est pas exempt lui aussi de ses repères habituels et il est aisé d’en appeler à Ingres, imprégné d’orientalisme, exaltant la sensualité d’un bain public composé exclusivement de femmes vu là encore à travers l’oeilleton créatif, dans son Bain turc ; au pop art aussi dont les touches successives ponctuent le champ de vision de notes acidulées. La transgression flagrante de la forme photographique permet comme un effet de boomerang de dépasser la première impression et de plonger littéralement dans un authentique bain de civilisation. La prouesse mêlée d’audace d’Iseult Labote perçoit d’instinct raisonné, la scène qui se joue : entre réalité sociale et choc artistique, nous retrouvons là-encore l’essence même du travail de l’artiste. Les voix murmurées couvertes par l’écoulement des eaux ne font-elles pas écho au silence assourdissant des tableaux industriels ? Ces photographies de paysages périurbains, égarés, de chantiers, d’usines sublimées. D’un côté la main de l’homme est suggérée, de l’autre elle est transcendée. Dans les deux cas, au centre de l’attention, l’art d’Iseult Labote touche l’humanité. Le regard scrute et décèle à chaque fois, l’humble condition humaine, la sacralité aussi.
Processus du shooting Évènement déclencheur : le chat. Intriguée par ces bains publics inexistants à Genève (malgré la présence de spas aux antipodes des bains japonais, qui cultivent l’individualisme et le confort consumériste), Iseult Labote de passage au Japon cherche à capter leur essence, leur fonction première. Soudain au détour d’une ruelle, dans un quartier populaire, l’artiste aperçoit un chat. Intuitivement, elle suit le félidé qui la conduit directement dans les coulisses : la chaudière. Là, dans la pénombre et la chaleur, l’oeil d’Iseult Labote comprend qu’il ne faut pas tarder : le shooting durera moins d’un quart d’heure. Le temps nécessaire pour photographier, écrire la lumière, la vapeur, les gestes, les postures…
• Ancien nom de Tokyo en vigueur jusqu’au XIXe siècle
Fabien Franco
Iseult Labote Alchimies urbaines / la Chaudière / Ready-Made / Néon
Alchmies urbaines
Profondément urbains dans leur essence, les chantiers font partie de la banalité de notre environnement. Et pourtant, à y regarder de plus près, ils sont les derniers endroits où l’anarchie et le chaos règnent encore, comme aux prémices de la création. C’est au coeur de ce magma emblématiquement citadin que l’artiste Iseult Labote promène son appareil photo comme un chercheur d’or. A l’affût de détails insoupçonnés, elle sait attendre le moment exact où la lumière transformera la matière en lui rendant sa primordiale beauté. Pour accentuer l’esthétique de ces objets, Iseult Labote les monumentalise pour en révéler au mieux les textures et les décontextualiser de leur origine triviale.Les plastiques se font alors vif argent ou voilages précieux, les boîtes rouillées offrent au soleil couchant leurs reflets vermeils et flamboyants tandis que les caoutchoucs enroulés s’offrent comme d’étranges roses aux bruns chaleureux.
La Chaudière
Au cours d’un voyage au Japon, l’artiste a poursuivi ses explorations urbaines en découvrant par hasard des bains publics dans un quartier populaire. A travers les ouvertures que les patrons de l’établissement utilisent pour contrôler le bon déroulement des ablutions, elle a placé son objetif, photographiant à la dérobée des images sans aucune possibilité de cadrage étudié. Le développement de ces clichés lui fait découvrir un monde intime que son indiscrétion n’a en rien défloré. Une grande pudeur se dégage en effet de ces images à l’atmosphère presque amiotique, tant par les positions fétale de ces hommes et de ces femmes que par la douceur ouatée de la chaude buée qui aténue la lumière et les couleurs.
Ready-made
L’aboutissement de son oeuvre photographique l’annonçait déjà; Iseult Labote n’avait qu’un pas à franchir pour passer à la tridimensionnalité et à l’utilisation directe des matériaux de construction. Toujours dans la même lignée d’exaltation de la beauté intrinsèque de ces matières, l’artiste a créé quatre séries de ready-made. Des bandes bleues périphériques enroulées et placées dans des boîtes sont regroupées sous le titre «Variations en bleu». Une deuxième série, «Tamiseurs», a été crée à partir de grilles-tamis sur lesquelles elle inscrit des chiffres. Avec «Empreintes», Iseult Labote rend hommage à la fois à Niele Toroni et à l’art conceptuel : sur des plaques grillagées, elle forme les initiales des grands musées d’art du monde avec vis et boulons aux formes diverses. Enfin, un empilement des plaques de polystirène extrudé de couleurs et d’épaisseurs différentes crée des bas-reliefs qu’elle intitule «Strates».
Néon
Ses textes tapés à la machine ainsi que ses néons, font de ce travail qu’elle nomme : les outils du langage, une recherche conceptuelle dans la lignée de ses paysages urbains qu’elle crée et réinvente, déploie et intellectualise inlassablement. « Elle me rend marteau», « laisse béton », « vis-à-vis », ou «Radieuse» en référence à Le Corbusier. Iseult labote reste fidèle à sa passion de l’urbanisme et de l’architecture. Dans un monde essentiellement masculin, son regard de femme nous subjugue par sa poésie.
Nicole Kunz, historienne d’art
Les variations industrielles d’Iseult Labote
Son attention s’accroche aux aspérités d’un monde en construction. Ses oeuvres témoignent d’un même mouvement qui, malgré de multiples variations, subsiste avec constance. Comment Iseult Labote parvient-elle à accoucher la matière brute d’un sensible insoupçonné ?
Au détour d’un chantier, une silhouette presque couchée attend la lumière ou tout simplement le bon moment pour déclencher l’obturateur et capturer ce que les ouvriers du bâtiment côtoient chaque jour sans y déceler autre chose que leur environnement professionnel habituel. Pour Iseult Labote en revanche, câbles, fers à béton, bétonnières, boîtes à onglets et autres palettes sur lesquelles attendent d’être utilisés les matériaux du bâtiment, aiguisent l’inspiration avant de susciter l’émotion. « Je traîne dans ce milieu depuis des années. Me voir grimper, descendre les échelles, m’agenouiller ici ou là, interpellent les ouvriers. Je ne m’attache pas à révéler la grandeur de l’architecte mais davantage à valoriser les détails, ces éléments qui constituent le processus d’urbanisation. » La lentille de l’objectif capte alors des lumières, des contrastes, des textures conférant aux tirages photographiques la force sensible d’un néo impressionnisme. Mais là où certains artistes d’art contemporain revendique- raient le plaisir de la consommation, telle la genevoise Sylvie Fleury1, Iseult Labote quant à elle clame la glorification du travail industriel, et des hommes qui manient au quotidien ces outils, machines et matériaux à l’origine du processus de création.
La technique du gros plan dans ces tableaux photographiques joue les contrastes, libérant l’objet de sa nature première tout en révélant un esthétisme saisissant. Et tout un monde naît une deuxième fois, approché dans son intimité. On ne peut s’empêcher de penser à ces toi- les du peintre Fernand Léger, « l’un des peintres, si ce n’est le peintre que j’admire le plus », confie l’artiste, sur lesquelles les ouvriers du bâtiment incarnèrent l’industrialisation occidentale. Aux photographies grand for- mat au plus près de la matière et des machines, font écho ces ready-made inédits : bandes périphériques pour l’isolation (les cercles bleu), tamiseurs (grilles-tamis chiffrées) du nom de l’objet et de l’ouvrier qui les utilisent. Soudain, un dialogue s’instaure, après que l’étonnement ait séduit une perception sollicitée à outrance par les messages du monde moderne. L’artiste érige en oeuvre d’art ces objets du bâtiment et parvient de plain-pied à révéler la prégnance, dans l’oeil de celui qui regarde, du sentiment esthétique.
Plus loin, la série intitulée « empreintes » en hommage à Niele Toroni2, ou les initiales des musées d’art contemporain écrites avec des clous, vis ou écrous sur des plaques de tôles utilisées dans la construction. « MET, MOMA, MAMCO, CCB, MEAC, autant d’acronymes qui peuvent paraître abstraits pour les néophytes et qui reflètent ce que l’art contemporain représente pour beaucoup, mais c’est aussi une façon de surmonter l’abstraction industrielle dont les matériaux sont connus (et compris) des seuls initiés ou utilisateurs (travailleurs et ingénieurs) » commente l’artiste genevoise. La réflexion poursuit son cheminement avec ces sacs à main (édition limitée), en cuir grainé, sur lequel l’impression d’une photo issue des paysages urbains souligne une fois de plus le lien étroit qui persiste entre l’objet, aussi sophistiqué soit-il, et l’industrie. L’objet industriel qui façonne le monde que l’on voit, que l’on utilise, que l’on goûte, que l’on entend, que l’on respire.
Les oeuvres d’Iseult Labote, loin de nous en éloigner, tendent à l’approprier à travers des représentations sensibles clairement définies, dotées d’un pouvoir pacificateur et apaisant, presque rassurant. Sans nul doute la démarche se veut positive, un moyen de restituer au monde sa part d’humanité. Et cette répétition de contrastes, de va-et-vient entre deux réalités, distingue le plus remarquablement la maïeutique de l’artiste gréco-suisse qui nous rappelle à chaque instant que l’homme est là, vivant, présent dans toutes ses productions, à l’instar de l’artiste qui livre dans chaque oeuvre l’irréductible de son être.
Fabien Franco
Vanna Karamaounas à la Galerie Bucherer
En 1919, Carl Friedriech Bucherer ouvre sa première boutique de montres et de joaillerie à Lucerne. Cent ans plus tard, la très prestigieuse Maison Bucherer inaugure au quatrième étage de sa boutique genevoise une galerie d’art.
L’exposition d’ouverture met en avant les tableaux de l’artiste gréco-suisse Vanna Karamaounas. Son travail, exposé internationalement, propose ici une série de tableaux photographiques abstraits. On y décèle une certaine brutalité magnifiée. A partir de structures industrielles elle révèle une poésie d’ordre pictural, de tiges métalliques sur un chantier, elle compose un bouquet, de quelques tôles emballées dans du plastique elle donne un cours d’anatomie. C’est à la seule force de son objectif que l’image est rendue telle qu’elle est montrée, il n’y a aucune mise en scène, aucun aménagement de l’espace cadré au préalable.
La photographe plasticienne est mue par la création de l’homme, par ce que celui-ci est capable de construire de ses propres mains. L’homme est un bâtisseur. A l’heure où tout est informatisé, où l’humanité est menacée, Vanna Karamaounas revient au commencement, à quelque chose de quasi primaire.
On reconnaît deux typologies du paysage chez l’artiste, les paysages urbains – résultat de la construction par l’homme – ainsi que les paysages socio-politiques – matérialisation psychologique de l’homme. Les deux thématiques sont fortes de leur engagement, elles traitent autant des créations de l’homme que de son autoréalisation. Les images de matelas, la série Exo Mattresses, exposées chez Andata Ritorno il y a deux ans par exemple, traduisent, elles, un cheminement intérieur. Le parcours d’un homme réduit au néant. Cette reconstruction forcée devient un besoin quasi vital. La création est ici comme une échappatoire, une pulsion – créer pour survivre. La création serait-elle un propre de l’homme ? Créer pour se relever, pour survivre ?
La subtilité de la prise de vue, la finesse du cadre, la délicatesse des couleurs relèvent d’une esthétique certaine. On vient admirer ici quelque chose de l’ordre du précieux, de l’indicible, une chose ancrée depuis l’origine de l’humanité perpétuée mais trop souvent oubliée aujourd’hui : l’expression corporelle. C’est finalement le corps de l’homme qui est mis en avant. Les images montrent le prolongement de la main, qui représente également l’expression mais aussi les sentiments dont l’homme est emprunt.
La construction est une mémoire, elle seule témoigne de notre existence. C’est non seulement une mise en abîme que Vanna Karamaounas propose car elle laisse ellemême une empreinte de l’empreinte, mais c’est surtout un hommage à l’humanité, un espoir et une foi en ce que l’homme est capable de construire.
Les origines grecques de Vanna Karamaounas aka1 Iseult Labote sont smyrniotes. Au début du XXème, sa famille est contrainte de tout quitter lors de la Catastrophe de Smyrne en 1922. Les Karamaounas quittent leurs terres et construisent un nouveau foyer à Athènes. Sensiblement marquée par ses origines, par son histoire, l’artiste expose et exprime cet exil aussi bien intérieur qu’extérieur.
Gréco-suisse, née à Genève. Elle vit et travaille à Genève et à Berlin De 1999 à 2018 elle expose sous le nom d’artiste Iseult Labote. En 2018, elle signe sous son nom de naissance, Vanna Karamaounas. Elle étudie l’histoire de l’art et les sciences politiques à l’Université de Genève entre 1979 et 1984.
Gil Cleary
Iseult Labote
Regarder autrement, c’est comprendre autrement, c’est distinguer le sujet de son image, de son sens, de sa première dénomination.
Fixer les matières, les structures, les surfaces, abandonnées, oubliées, et admettre leur abstraction pour privilégier une reproduction plastique.
Révéler, c’est capter sans en reconstituer l’usage, le contenu poétique de leur décomposition, le projet imaginaire de leur interprétation.
Donner l’impression de connaître sans la nécessité de reconnaître, et, ainsi échapper à la trop grande réalité de l’évidence.
Sans agencement, sans maquillage, les photographies d’Iseult Labote esquissent le portrait fragmenté, répété et instantané d’un paysage urbain en constante mutation.
Apprendre à voir ce que l’habitude, la répétition, la normalité rendent invisible et faire du hasard des rencontres deux juxtapositions d’éléments étrangers les uns aux autres, l’occasion d’effacer les notions d’échelles, les relations mécaniques, les relations concrètes de résidus industriels qui ainsi prélevés et surpris, taisent leurs origines.
Philippe Meyer
Iseult Labote
Ne cherchez pas les traces du pinceau. Ni les dessous d’une composition particulière.
Les lignes qui s’accumulent sans se briser; les ombres qui meurent sans disparaître; les figures nouvelles qui jaillissent sans jamais cesser de formuler le réel « intégral » qui est leur source, ne doivent rien à la main d’un peintre. Et pourtant…que de peinture dans les photographies d’Iseult Labote !
C’est peu de dire que cette photographe donne à voir. Rien qu’à voir. Elle saisit des éclats du réel et, en les saisissant, nous saisit par le coeur, nous convoque au plus près de ce qui est, sans y toucher.
Car Iseult Labote ne s’interroge pas sur la beauté ou la laideur du saisi. Elle est sans mots, sans exposés face au réel. On pourrait presque dire qu’elle est « nue » devant lui.
En fait, elle entre dans l’instant où son émerveillement est le plus fort et le fixe sur la pellicule. D’elle, on ne saura rien, sauf cet émerveillement. Du saisi, on découvrira un
faste insoupçonné, un tremblement souterrain, une architecture singulière : un monde ordinaire devenant exceptionnel sous le regard d’Iseult Labote, si exceptionnel qu’on est gagné par le désir de le toucher, de le protéger, de l’aimer.
Notre rapport au réel ne serait-il pas plus fraternel, si nous pouvions, comme Iseult Labote, le saisir lˆ o_ il nous paraît le plus fragile, le plus démuni, le plus exposé, le plus humble – et finalement le plus beau : dans l’infiniment petit, dans la délicatesse de l’ordinaire ? Et ne sommes-nous pas nous-mêmes cet « infiniment petit » que nous avons le pouvoir de voir et de nommer ?
Peinture et photographie ne sont pas des arts opposés. Ils ne sont pas davantage des arts comparables. Mais, et c’est sans doute ce qui fait la singularité du travail d’Iseult Labote, combien la magie des images est grande et opérante sur nous, quand surgissent ces deux univers dans un même regard fasciné par l’éclat du réel.
Patrick Barrer
Les théâtralisations perturbantes d’Iseult Labote
Iseult Labote drape et pare la photographie de vulnérabilité au sein de réseaux ou d’empilements de stigmates. Toutes les matières photographiées se muent en opalescences plus ou moins abstraites et renvoient à ce qui pour Duchamp relevait de ce qu’il nomma « l’inframince ». L’artiste genevoise produit des intensités par soustraction. Les objets sont voués à la perte mais prennent une force expressive qui leur offre un devenir. L’inerte rentre donc dans un circuit mouvant où la déperdition se transmue en tacite recommencement.
Une telle oeuvre par ses visions de près ou de très loin crée l’illusion d’une peinture, d’un tableau qui navigue entre le réel et le virtuel, l’effacement et le surgissement à un temps princeps. L’introspection et la mélancolie voire la rétrospection ne se montrent jamais telles quelles. Elles se font « entendre » entre les lignes et les volumes. La théâtralisation prend une forme particulière afin que non seulement le réel mais le regardeur perdent leur aplomb. Les deux avancent, reculent à la fois complices et exclus. Les choses ne font plus partie de la photographie. Il n’y a qu’une seule solution à l’énigme, une seule conclusion possible : on ne voit que « de » la photographie : elle est le seul réel ou le seul tableau dont la manière ineffable est pleine de matière qui pose la question du pouvoir de l’image, de sa force et de son poids.
Jean-Paul Gavard-Perret
Celle qui aime regarder la mer : entretien avec Iseult Labote
“Celle qui aime regarder la mer”
Entretien avec Iseult Labote par Jean-Paul Gavard-Perret, septembre 2014 :
Jean-Paul Gavard-Perret : Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Iseult Labote : La vie !
JPGP : Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
IL : Je les réalise les uns après les autres.
JPGP : A quoi avez-vous renoncé ?
IL : A rien. J’avance confiante dans la vie et mes projets.
JPGP : D’où venez-vous ?
IL : D’une belle histoire d’amour entre un grec et une suissesse.
JPGP : Qu’avez-vous reçu en dot ?
IL : L’amour, la confiance, la liberté de penser, le sens de la beauté
JPGP : Qu’avez vous dû « plaquer » pour votre travail ?
IL : Le sommeil 🙂
JPGP : Un petit plaisir – quotidien ou non ?
IL : Regarder la mer, me perdre dans son immensité.
JPGP : Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
IL : Mon travail.
JPGP : Quelle fut l’image première qui esthétiquement vous interpella ?
IL : Les fresques de Fra Angelico dans le couvent de San Marco à Florence.
JPGP : Et votre première lecture ?
IL : Siddharta de Herman Hesse.
JPGP : Comment pourriez-vous définir votre travail sur la saisie particulière du réel que vous pratiquez ?
IL : L’objet ne retrouve plus son sens premier et la réalité est dématérialisée.
JPGP : Quelles musiques écoutez-vous ?
IL : Le Silence.
JPGP : Quel est le livre que vous aimez relire ?
IL : En ce moment : La pratique de l’Art de Antoni Tapiès.
JPGP : Quel film vous fait pleurer ?
IL : « L’enfant » des frères Dardenne.
JPGP : Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
IL : Une personne privilégiée.
JPGP : A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
IL : A Carl Andre.
JPGP : Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
IL : Athènes.
JPGP : Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?
Carl Andre, Donald Judd, Sol Lewitt, l’Arte Povera, Piero Manzoni, Fernand Léger.
JPGP : Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
IL : Les moyens de réaliser tous mes projets artistiques.
JPGP : Que défendez-vous ?
IL : Les droits de l’Homme, le respect, la justice, la liberté.
JPGP : Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
IL : De l’incompréhension, de la solitude.
JPGP : Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? »
IL : oui à l’humour, à la derision.
JPGP : Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
IL : Pourquoi le monde est-il fait de tant de souffrances ?
Jean-Paul Gavard-Perret
Les paysages urbains d’Iseult Labote
La galerie Fallet ne cesse de nous étonner par ses choix toujours renouvelés : elle accueille Iseult Labote, photographe d’origine gréco-suisse, née dans une famille frottée d’art à Genève où elle a étudié les sciences politiques et l’histoire de l’art.
Alors que tout le monde photographie des visages, qu’on s’intéresse avant tout à l’être humain, habillé ou non, sa sociologie, sa manière de travailler, et ainsi de suite, Iseult Labote s’est rapidement passionnée pour les objets qu’on ne regarde pas. Ce ne sont pas des objets de luxe, précieux, ce sont au contraire des objets en perdition, des immeubles en déconstruction, des ruines industrielles, des carrières abandonnées, des façades peintes il y a longtemps, des briques, des usines, des chantiers, des cimetières de pneus.
Iseult Labote ne les photographie pas par goût du morbide ou de l’anecdote, mais elle en fixe les détails de telle manière qu’on ne se rend souvent pas compte, de prime abord, de leur provenance, de leur identité. « J’aime cette notion de perte de sens, de perte de la notion d’échelle par rapport au sujet ». Ainsi elle cite le cas de cette photo qui induit pratiquement tous les spectateurs en erreur, « on y a vu des bouquets de fleurs, des craies, des spaghettis, des sushis, et ce sont tout simplement des barres de béton que j’ai photographiées lors de la construction du métro d’Athènes !».
Une grande émotion se dégage de ces motifs souvent répétitifs, rythmés, où l’on sent une pureté, une sorte de dématérialisation de l’objet dépouillé de sa notion utilitaire pour ne rendre que sa présence au monde, une tendance picturale – on pourrait même dire musicale – à l’abstraction.
Dans son travail, Iseult Labote, n’est pas du tout assimilable au type du reporter-photographe, chasseur d’images sur le qui-vive, ne voyant guère du monde que les visées de son appareil. Elle, au contraire, flâne, se laisse pénétrer par la réalité extérieure, et tout à coup, lorsque son œil est frappé par quelque chose, elle y « sent » une photo.
Elle ne porte pas son vieux Nikon sur elle, elle doit aller le chercher. Et parfois, du fait même du changement de lumière, le sujet a disparu. Mais lorsqu’elle le trouve, elle sait exactement ce qu’elle doit faire, elle ne prend qu’une photo, elle sera réussie, il n’y aura pas besoin de la retravailler, de la recadrer, de la couper. Et c’est au plus simple des développements qu’elle recourt, comme vous et moi.
Ensuite, elle choisit et fait agrandir à des dimensions respectables, obtient de somptueux et coûteux tirages, qui seront encollés sous acryl.
Pierre Hugli
Smash
Le tennis vu par deux artistes :
Iseult Labote, invitée avec l’artiste Charlélie Couture, à exposer lors du tournoi ATP Senior Tour, octobre 2000, à Genève.
On dirait des spaghettis, des bobines de fil ou un tableau contemporain.
Iseult Labote, photographe genevoise, aime dérouter, détourner le sujet pour laisser place à l’imagination.
Ses photographies s’inscrivent comme autant de fenêtres ouvertes sur un monde à construire : Pour son exposition à l’Arena de Genève, l’artiste est partie dans les couloirs de l’usine Babolat, là où l’on fabrique des cordages en boyaux naturels et d’autres en synthétique : ”Je me suis arrêtée sur des détails alors qu’autour de moi tout allait très vite. Pendant une journée j’ai vu le travail à la chaîne de ces femmes qui vérifient, tirent et trient des cordes longues, longues, longues. J’en ai retiré des images esthétiques qui tendent vers l’abstrait.”
Vues de très près, les cordes forment des plaques de couleur jaune et beige, qui se croisent, se confondent ou se répondent.
Les photographies deviennent alors des toiles peintes par une main invisible.
“C’est la première fois que je traite le thème du sport. Le sujet change, mais ma démarche reste la même : connaître sans reconnaître, donner à voir une partie d’un tout pour s’évader”.
Isabelle Bratschi, octobre 2000